Résumé
Corina Crainic
À la suite de la publication du roman d’Antonine Maillet, Chronique d’une sorcière de vent (1999), André Brochu le présente comme une ode à l’amour qui « déborde les bienséances et les mesquineries » et qui offre une alternative plus juste à la « fadaise américaine d’Évangéline et de Gabriel ». En effet, nulle mièvrerie ici. Il s’agit d’une épopée qui chante les relations houleuses de Carlagne, la sorcière de vent, et de son « démon », Yophie. L’amour, la colère, la jalousie et la soif de liberté impriment en ces êtres tout comme en ces univers qu’ils habitent un désordre qui étonne en ce début de 20e siècle conservateur. De l’Acadie et jusqu’à Montréal, la protagoniste s’enferme et s’échappe, de maisons, de crèches et de wagons de trains, où elle cherche l’ivresse qui lui échappe indéfiniment. Dans La version qui n’intéresse personne (2023), c’est une même soif de liberté qui est décrite. Cela dit, Sacha fuit plutôt les quartiers pauvres de Montréal, la drogue et les souvenirs d’une enfance triste, et s’installe dans la petite ville de Dawson, au Yukon, où elle espère pouvoir faire fi des normes sociales. Là aussi, l’immobilité dans les chambres enfumées ou les petites maisons et les longs périples dans la forêt ou sur les routes isolées sont autant de manières de franchir les seuils d’une existence dans les marges. Une centaine d’années après Carlagne, cette femme paye chèrement sa désinvolture. La route vers l’Ouest, qu’elle partage à sa manière tragique avec ce Jack Kerouac qu’elle aime lire, bifurque vers un véritable enfer. Notre contribution vise à investir ces représentations diverses d’une Amérique de langue française, depuis le début du siècle dernier et jusqu’à nos jours. Elle vise aussi à interroger les formes que prennent le nomadisme et la sédentarité, en ces deux œuvres littéraires innervées par une triple marginalité de genre, de langue de et statut socioéconomique.