Résumé
Au 19e et au 20e siècle, les États favorisent la création de corporations professionnelles pour réguler les métiers experts, selon le modèle posé par le Collège des médecins et le Barreau. Après 1868, le parlement québécois délègue lui aussi des pouvoirs d’autorégulation à un nombre restreint, puis croissant, de professions réglementées. Malgré cette délégation de pouvoirs, il est courant de voir des individus déposer des «bills privés» pour demander directement aux députés de les faire admettre dans une corporation et donc de leur permettre d’exercer comme dentiste, architecte ou optométriste. Ces demandes sont nombreuses: 553 projets de loi privés donnant lieu à 4450 gestes parlementaires qui font partie du pain quotidien des législateurs pendant des décennies.
Outre son intérêt pour l’histoire parlementaire, l’omniprésence de ces projets de loi éclaire deux points de l’histoire sociopolitique des métiers experts. Premièrement, elle montre la réticence des députés à déléguer pleinement aux corporations des pouvoirs perçus comme relevant du parlement. Cette réticence perdure jusqu’au milieu du 20e siècle, après quoi les députés se montrent plus à l’aise à l’idée de confier des pouvoirs à des organismes de la société civile. Deuxièmement, elle révèle la familiarité et l’attachement identitaire des députés à l’univers des professions libérales. L’omniprésence de ces projets de loi, à la fois mécanisme de pouvoir et performance de classe, reste mal comprise par l’historiographie, comme en témoigne le cas souvent évoqué d’Irma Levasseur.